Dr. Anzhela Torosyan
Avocate, Teynier Pic
Introduction
Par ordonnance du 12 septembre 2025, la Cour internationale de Justice (la « CIJ » ou la « Cour ») a rejeté, par treize voix contre deux, la demande en indication de mesures conservatoires introduite par la Guinée équatoriale contre la France (l’ « Ordonnance »), dans l’affaire relative à Demande concernant la restitution de biens confisqués dans le cadre de procédures pénales. Au centre de ce contentieux figure l’immeuble situé au 42 avenue Foch, à Paris 16ème, saisi par les juridictions françaises à l’issue de poursuites pour détournement de fonds publics par certains chefs d’État africains et membres de leurs familles en France, visant notamment par M. Teodoro Nguema Obiang Mangue, Vice- Président de la République de Guinée équatoriale (Voir l’ensemble de l’affaire https://www.icj-cij.org/fr/affaire/184).
Par demande d’indication des mesures conservatoires du 3 juillet 2025, la Guinée équatoriale sollicitait notamment que la CIJ ordonne à la France de prendre toutes les mesures nécessaires afin que l’immeuble ne soit pas mis en vente, de garantir un accès libre et sans entrave à celui-ci et de s’abstenir de tout acte susceptible d’aggraver le différend. Cette demande s’inscrivait dans le prolongement d’une instance introduite le 29 septembre 2022, fondée sur la prétendue violation par la France de plusieurs dispositions de la Convention des Nations Unies contre la corruption (la « Convention » ou la « Convention contre la corruption »), en particulier son article 57 relatif à la restitution des avoirs confisqués. C’est la première fois que la Cour se prononçait sur cette question.
Estimant que la condition du « droit plausible » n’était pas remplie, la CIJ a considéré qu’aucune obligation juridique n’imposait à la France la restitution du bien litigieux, et a ainsi rejeté la demande de mesures conservatoires Cette décision s’inscrit dans la continuité d’une instance engagée en 2022 concernant des manquements allégués par la France à certaines obligations découlant de la Convention contre la corruption.
Tant au stade des mesures conservatoires qu’à celui de l’examen au fond, si l’affaire devait y être portée, le contentieux présente un intérêt remarquable en droit international public. Il constitue en effet la première instance contentieuse fondée sur la Convention contre la corruption, marquant ainsi une étape jurisprudentielle inédite. En outre, les enjeux liés à la restitution des avoirs détournés soulèvent des questions juridiques particulièrement complexes, s’agissant notamment des obligations étatiques en matière de coopération et des modalités de retour des biens mal acquis dans le respect des principes du droit international.
Genèse du différend
L’affaire trouve son origine dans une plainte déposée en 2008 par Transparency International France visant plusieurs dirigeants africains, dont M. Teodoro Nguema Obiang Mangue, pour détournement de fonds publics investis en France. L’instruction ouverte en 2010 a conduit à la saisie en 2012 de plusieurs biens, dont l’immeuble situé 42 avenue Foch, acquis avec des fonds soupçonnés d’avoir été détournés du Trésor équato-guinéen ; ce bien occupe une place centrale dans l’affaire plus générale dite des “biens mal acquis”. La confiscation a été confirmée en appel en 2013.
En 2016, la Guinée équatoriale a saisi la Cour, invoquant, entre autres, la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques. Elle soutenait que l’immeuble situé au 42 avenue Foch constituait un local diplomatique et qu’il devait, à ce titre, bénéficier de l’inviolabilité prévu par la Convention. Par arrêt du 11 décembre 2020, la CIJ a rejeté le moyen, au motif que l’immeuble n’avait jamais acquis ce statut (l’« Arrêt »). Par la suite, la Cour de cassation française a confirmé en 2021 la condamnation de M. Obiang pour blanchiment de détournement de fonds publics, et la confiscation définitive de l’immeuble au 42 avenue Foch à Paris. Une demande de restitution de ce bien a été déclarée irrecevable en 2022, faute pour la Guinée équatoriale d’avoir démontré sa propriété antérieure (La CIJ rappelle dans son Arrêt que l’établissement de relations diplomatiques et la création de missions permanentes reposent sur le consentement mutuel des États (art. 2) (Arrêt, § 63), ce qui exclut la possibilité pour l’État accréditant d’imposer unilatéralement la désignation de locaux diplomatiques en cas d’objection expresse de l’État accréditaire (Ibid, § 63). Selon la cour, Dans cette affaire, si un État d’envoi pouvait désigner unilatéralement les locaux de sa mission, malgré l’objection de l’État de réception, ce dernier serait effectivement confronté au choix soit d’accorder la protection au bien en question contre sa volonté, soit de prendre la mesure radicale de rompre les relations diplomatiques avec l’État d’envoi (Ibid, § 65) La Cour a rappelé que l’État de réception doit exercer son droit d’objection de manière raisonnable et non discriminatoire. Dans cette affaire, la France a clairement refusé de reconnaître le 42 avenue Foch comme locaux diplomatiques, soulignant que le bien n’était pas destiné à un usage diplomatique et que l’acquisition de ce statut nécessitait à la fois l’absence d’objection de la France et une affectation effective aux activités diplomatiques (Ibid, § 108-113)).
En réaction à l’annonce par la France, en juillet 2022, de la mise en vente de l’immeuble du 42 avenue Foch, la Guinée équatoriale a introduit une nouvelle instance devant la Cour, cette fois sur le fondement de la Convention contre la corruption. Elle soutient que l’article 57 de cette Convention impose à la France une obligation de restitution, et lui reproche plus largement des manquements à ses obligations de coopération internationale et d’assistance nécessaires aux fins de restitution.
La demande d’indication de mesures provisoires
Le 18 juin 2025, des agents français ont pris possession de l’immeuble sans préavis, procédant au changement des serrures et à la destruction des dispositifs de sécurité. En réaction, la Guinée équatoriale a saisi la Cour d’une demande en indication de mesures conservatoires, sollicitant que la France soit enjointe : (i) de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher la mise en vente de l’immeuble ; (ii) de garantir à la Guinée équatoriale un accès immédiat, complet et sans entrave à l’ensemble du bâtiment ; (iii) de s’abstenir de tout acte susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend porté devant la Cour, ou d’en compliquer le règlement.
Selon la Guinée équatoriale, cette demande se justifie par l’urgence de la situation et le risque de préjudice irréparable : la vente imminente du bien par l’AGRASC rendrait toute restitution ultérieure impossible et priverait l’État requérant de la réparation en nature à laquelle il estime avoir droit.
La présente note analyse brièvement le cadre juridique international du recouvrement d’avoirs (I.), et évalue la portée de la Convention contre la corruption au regard de la présente affaire (II.).
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- La Convention des Nations Unies contre la corruption : cadre juridique et mécanismes de retour des biens confisqués
Adoptée en 2003 et entrée en vigueur en 2005, la Convention consacre pour la première fois, dans un traité international, le principe du retour des avoirs détournés vers l’État d’origine. Son chapitre V érige la restitution en « principe fondamental », marquant une avancée majeure en faisant du recouvrement des avoirs un pilier central de la lutte contre la corruption (Cf., Cecily Rose, Michael Kubiciel et Oliver Landwehr, « Introduction », in Cecily Rose, Michael Kubiciel et Oliver Landwehr (dir.), The United Nations Convention Against Corruption: A Commentary, Oxford Commentaries on International Law, Oxford University Press, 2019, p. 10).
Au cœur du Chapitre V, l’article 57 de la Convention consacre le principe de restitution intégrale des avoirs confisqués à l’État d’origine. Sa structure hybride, combinant obligations impératives (paragraphes 1 à 3) et dispositions facultatives (paragraphes 4 et 5), reflète un équilibre entre contrainte juridique et flexibilité (Cecily Rose, Michael Kubiciel et Oliver Landwehr, op. cit., p. 10 ; UNODC, Legislative Guide for the Implementation of the United Nations Convention against Corruption, 2ème edn, UNODC 2012.)
D’abord, en cas de détournement de fonds publics ou de blanchiment de tels fonds (art. 57 par. 3(a)), l’État requis est tenu de restituer les biens confisqués à l’État demandeur, à condition que la confiscation ait été réalisée dans le cadre d’une coopération internationale (article 55) et sur la base d’un jugement définitif rendu dans l’État demandeur. Toutefois, cette exigence de jugement peut être levée par l’État requis, notamment lorsque le jugement ne peut être obtenu en raison du décès, de la fuite ou de l’absence du prévenu, ou dans d’autres circonstances appropriées.
Ensuite, pour les autres infractions couvertes par la Convention (art. 57(3)(b)), la restitution est également prévue si la confiscation a été exécutée conformément à l’article 55 et sur la base d’un jugement définitif, exigence pouvant être levée. La particularité de cette hypothèse réside dans la nécessité, pour l’État demandeur, d’établir raisonnablement sa propriété antérieure sur les biens ou, à défaut, que l’État requis reconnaisse le préjudice subi.
Enfin, pour « tous les autres cas », la Convention prévoit que l’État requis « envisage à titre prioritaire » soit la restitution des biens à l’État requérant, soit leur remise à leurs propriétaires légitimes antérieurs, soit le dédommagement des victimes (par. 3(c)).
Dans cette dernière hypothèse, l’État requis n’est pas obligé de restituer les avoirs récupérés à un destinataire en particulier, ni même de les restituer tout court. Il est uniquement tenu d’« envisager à titre prioritaire » la restitution des biens à un ou plusieurs des destinataires énumérés dans la disposition. En pratique, l’État requis conserve un pouvoir d’appréciation, tant sur l’opportunité que sur les modalités de restitution, ce qui limite la justiciabilité du droit à restitution au sens strict.
C’est précisément cette dernière hypothèse (paragraphe 3(c)) qui a été soumise à l’examen de la Cour dans l’Ordonnance. La controverse portait notamment sur la question de savoir si cette disposition crée un droit subjectif justiciable à restitution au profit de l’État demandeur, ou si elle doit être interprétée comme une simple incitation politique à la coopération internationale.
- L’article 57§3(c) de la CNUCC à l’épreuve de l’ordonnance du 12 septembre 2025
Conformément à l’article 41 de son Statut, la Cour peut prendre des mesures conservatoires afin de préserver les droits des parties en attendant sa décision finale au fond. Ces mesures, à effet juridiquement contraignant, visent à éviter l’aggravation du différend ou la perte de l’effet utile du futur arrêt(Sur les mesures conservatoires devant la CIJ, voir Cameron Miles, Provisional Measures before International Courts and Tribunals. Cambridge University Press; 2017; Shabtai Rosenne, Provisional Measures in International Law – The International Court of Justice and the International Tribunal for the Law of the Sea, Oxford, 2005).
Par ailleurs, il ressort d’une jurisprudence constante que la Cour ne peut ordonner des mesures conservatoires que si plusieurs conditions sont réunies : la plausibilité des droits invoqués par la partie demanderesse ; l’existence d’un lien entre ces droits, qui constituent l’objet de la procédure au fond, et les mesures sollicitées; l’existence d’un risque de préjudice irréparable porté aux droits de l’accusé ou aux droits de la défense ainsi que l’urgence, entendue comme le caractère réel et imminent du risque de préjudice irréparable susceptible de se réaliser avant que la Cour ne rende sa décision définitive.
Dans l’Ordonnance, la Cour avait rappelé qu’elle pouvait ordonner des mesures conservatoires provisoires si les circonstances l’exigeaient, sous réserve du respect de conditions cumulatives, dont la plausibilité des droits invoqués. Elle n’était pas tenue de suivre un ordre précis et avait choisi de commencer par la plausibilité (Pour un examen plus approfondi de la condition de plausibilité dans la jurisprudence de la CIJ en matière de mesures conservatoires, voir : Massimo Lando, « Plausibility in the Provisional Measures Jurisprudence of the International Court of Justice » (2018) 31(3) Leiden Journal of International Law 641 ; Cameron A. Miles, « The Influence of the International Court of Justice on the Law of Provisional Measures », in Mads Andenas et Eirik Bjorge (dir.), A Farewell to Fragmentation: Reassertion and Convergence in International Law (CUP 2015) 218. Quant à la jurisprudence pertinente, elle comprend notamment l’ordonnance du 29 avril 1991 relative à la demande en indication de mesures conservatoires dans l’affaire Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark) (CIJ, Recueil 1991, p. 12), ainsi que l’ordonnance du 28 mai 2009 dans l’affaire Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal) (CIJ, Recueil 2009, p. 210).
In fine, l’analyse de la Cour s’est concentrée sur la plausibilité des droits invoqués par la Guinée équatoriale au regard de l’article 57. Après un rappel des thèses des parties sur l’interprétation de l’article 57 (i.), la Cour a retenu une interprétation conduisant au rejet de l’existence d’un droit plausible (ii.), approche qui a fait l’objet de critiques formulées par les opinions dissidentes (iii.).
- Les thèses opposées des Parties sur l’interprétation de l’article 57
La Guinée équatoriale demandait la restitution à l’Etat en nature de l’immeuble du 42 avenue Foch, et non le produit de sa vente, comme le prévoit la loi française n° 2021-1031 du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales., postérieure à la confiscation de l’immeuble du 42 avenue Foch. Cette loi exclut toute restitution directe aux États victimes et prévoit l’affectation du produit des ventes à l’aide publique au développement, selon les priorités de la politique étrangère française (Cf., Compte rendu 2025/13 de la plaidoirie de la Guinée équatoriale du 15 juillet 2025, p. 19).
La Guinée équatoriale fondait sa demande sur le droit à la restitution qu’elle considéré garanti par la Convention contre la corruption, ainsi que sur le principe de coopération internationale qui trouve son fondement dans l’article 51 de la Convention. La Guinée équatoriale soutenait que l’article 57 §3(c) a imposé une obligation positive de restituer les biens, en particulier lorsqu’ils constituaient le produit d’un détournement de fonds publics. L’expression « envisager à titre prioritaire » n’a pas dû être interprétée comme conférant une marge de manœuvre discrétionnaire aux États, mais comme une obligation ferme orientée vers la restitution en nature (Compte rendu 2025/13, p.37-38).
La Guinée équatoriale insistait sur le fait que la Convention ne prévoit pas d’autres modalités de disposition des avoirs confisqués et que toute interprétation tendant à introduire des « mécanismes innovants » ou à permettre à l’État requis de décider unilatéralement de l’affectation des biens ou de leur produit est dépourvue de fondement conventionnel (Compte rendu 2025/13, p. 37). Elle a affirmé qu’elle s’était trouvée dans une position particulière qui renforçait son droit à restitution : elle avait été à la fois l’« État partie requérant », le « propriétaire légitime antérieur » des fonds ayant servi à l’acquisition du bien, et la « victime directe » des infractions commises par son ancien vice-président (Compte rendu 2025/13, p. 35). En complément de l’article 57, la Guinée équatoriale a invoqué l’article 51 de la Convention (principe fondamental de restitution), ainsi que les principes de l’égalité souveraine et de la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres États (article 4 §1). Elle a soutenu que ces dispositions renforçaient son droit à la restitution intégrale et immédiate du bien (Compte rendu 2025/13, pp. 10-13).
Enfin, la Guinée équatoriale a, par ailleurs, mis en avant l’urgence et le caractère irréversible du préjudice qui aurait résulté de la vente du bien par l’AGRASC. Une telle vente aurait rendu impossible la réparation en nature et privé l’État demandeur du droit à restitution garanti par la Convention (Compte rendu 2025/13, pp. 42-43).
La France soutenait que la demande de restitution de l’immeuble du 42 avenue Foch ne trouvait aucun fondement plausible dans l’article 57, et plus précisément dans son paragraphe 3, alinéa c). Pour la France, cet alinéa ne prévoit aucune obligation de restitution, mais il se limite à demander à l’État requis d’« envisager à titre prioritaire » la restitution des biens confisqués, ce qui implique une large marge d’appréciation laissée à l’État requis. Toujours pour la France, les termes utilisés dans l’alinéa c) diffèrent délibérément de ceux des alinéas a) et b), lesquels disposent explicitement que l’État requis « restitue les biens confisqués » ; cette différence lexicale traduit la volonté des rédacteurs de la Convention de ne pas imposer une obligation de restitution à l’Etat dans le cas de l’alinéa c) (Compte rendu 2025/14 de la plaidoirie de la France du 15 juillet 2025, p. 35, §§ 23-25). En outre, la France soulignait que la restitution en nature n’est pas la seule forme de réparation prévue par la Convention. D’autres formes, telles que le dédommagement des victimes ou la restitution de la valeur des biens confisqués, sont expressément envisagées. L’article 62, paragraphe 2, alinéa c), et l’article 53, alinéa b), confirment, pour la France, que le recouvrement des avoirs spoliés peut s’effectuer par des moyens autres que la restitution en nature, notamment par des contributions financières ou des dommages-intérêts (Compte rendu 2025/14, pp. 37-38, §§ 35-37).
- L’interprétation retenue par la Cour : le rejet de l’existence d’un droit plausible
La Cour, après avoir rappelé que l’expression « envisager à titre prioritaire » ménage une marge d’appréciation aux États parties, a considéré que la restitution à l’État requérant ne constituait pas une obligation impérative mais seulement l’une des possibilités offertes (Ordonnance, § 49).
En l’espèce, la Cour a estimé que la Guinée équatoriale n’avait pas démontré qu’elle possédait un droit plausible à obtenir la restitution de l’immeuble sis au 42 avenue Foch sur la base de l’alinéa c) du paragraphe 3 de l’article 57 de la Convention contre la corruption. La Cour a précisé que cette disposition prévoit que l’État partie requis « envisage à titre prioritaire » la restitution à l’Etat requérant, mais qu’elle lui laisse une certaine latitude quant à la mesure à adopter, la restitution n’étant qu’une des options à envisager, les deux autres options étant la restitution à leurs propriétaires légitimes antérieurs ou leur affectation à l’indemnisation des victimes. En l’espèce, la Cour a considéré que la restitution à l’État requérant ne constituait qu’une possibilité parmi d’autres que la France, en tant qu’État requis, devait seulement envisager. La Guinée équatoriale n’a donc pas établi l’existence d’un droit plausible à obtenir la restitution de l’immeuble sur ce fondement. La Cour a également jugé que les autres dispositions invoquées par la Guinée équatoriale (article 4, paragraphe 1, et article 51 de la Convention) ne contenaient pas de droits distincts nécessitant une protection provisoire dans les circonstances de l’espèce (Ordonnance, § 51).
- L’approche de la Cour critiquée par les opinions dissidente
Les opinions dissidentes ou séparées de plusieurs juges (Elias, Tladi, Yusuf, Tomka, Nolte) témoignent de la fragilité de la position retenue par la Cour sur ce sujet, trois des cinq estimant que celle-ci avait indûment préjugé du fond de l’affaire. Les opinions dissidentes et séparées convergent pour dénoncer une approche jugée excessivement formaliste, prématurée et substantiellement préjudiciable aux droits de la Guinée équatoriale, la Cour ayant, selon ces juges, confondu l’examen de la plausibilité avec une appréciation du fond, et ainsi porté atteinte à la nature même de la procédure de mesures conservatoire
Le juge Elias conteste le seuil trop élevé fixé par la Cour pour la plausibilité des droits et estime que le raisonnement adopté risque de préjuger du fond du litige. Il rappelle que le but des mesures provisoires est de préserver le statu quo et la possibilité d’une réparation effective (Opinion dissidente du juge ad hoc Elias, p. §§ 3-4). Il regrette que la Guinée équatoriale n’ait pas eu la possibilité de répondre aux arguments de la France lors de la procédure orale, ce qui porte atteinte au principe du contradictoire (Opinion dissidente du juge ad hoc Elias, §2). Selon lui, la Cour aurait dû se limiter à vérifier si le droit invoqué n’était pas manifestement infondé, et non à juger de sa probabilité de succès. Il considère que la Cour aurait dû accorder les mesures conservatoires pour préserver la situation jusqu’au jugement final (Opinion dissidente du juge ad hoc Elias, §§ 3-4).
Le juge Tladi, bien qu’ayant voté en faveur du dispositif, critique l’approche formaliste de la Cour, qui selon lui entre trop dans le fond du litige à ce stade (Opinion séparée du juge Tladi, § 1-2). Il estime que la condition de plausibilité doit être comprise comme l’existence d’une interprétation possible du traité, et non comme une évaluation de la probabilité de succès (Opinion séparée du juge Tladi, § 9-10). Il regrette que la Cour ait choisi d’écarter la demande sur la seule base de la plausibilité, sans examiner les autres conditions, et que cela puisse préjuger du fond de l’affaire (Opinion séparée du juge Tladi, § 17).
Le juge Nolte souscrit à la décision de la Cour, mais nuance l’interprétation de la discrétion laissée à l’État requis. Selon lui, il existe des situations où cette discrétion peut être limitée par des considérations de raisonnabilité ou de proportionnalité, et où une seule option serait raisonnable. Il estime que cette question relève du fond et non de la phase provisoire (Déclaration du juge Nolte, §§ 3-4).
Le juge Tomka vote lui aussi en faveur de l’ordonnance, mais pour une raison différente : il considère que le risque d’un préjudice irréparable n’est pas avéré, la vente du bien n’étant pas imminente (Déclaration du juge Tomka, § 2). Il critique également le fait que la Cour a fondé sa décision uniquement sur la plausibilité des droits, sans permettre à la Guinée équatoriale de répondre aux arguments de la France (Déclaration du juge Tomka, § 5). Il estime qu’il aurait été plus prudent de ne pas se prononcer sur l’interprétation de l’article 57 à ce stade (Déclaration du juge Tomka, § 8).
Le juge Yusuf critique le fait que la Cour ait omis de se prononcer sur sa compétence prima facie avant d’examiner la plausibilité des droits, alors que cette étape est, selon lui, un préalable indispensable à l’exercice du pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires (Opinion séparée du juge Yusuf, §§2-4). Il considère que cette omission constitue une entorse à la jurisprudence constante de la Cour et affaiblit la sécurité juridique. Le juge Yusuf estime que la Cour a commis une erreur d’interprétation en considérant que l’alinéa c) n’impose que des « possibilités » et non des obligations. Selon lui, la disposition crée bel et bien une obligation pour l’État requis de donner une priorité à l’une des trois options prévues, ce qui fonde un droit corrélatif pour l’État requérant. Il considère que la Cour, en niant l’existence d’un tel droit plausible, a non seulement mal interprété la Convention, mais a aussi, de facto, tranché le fond du litige à un stade préliminaire, ce qui est contraire à la nature incidente de la procédure de mesures conservatoires.
Conclusion et perspectives
L’affaire se poursuivra désormais au fond devant la Cour. Les juges devront, in fine, se prononcer sur une question centrale : la France a-t-elle méconnu les obligations mises à sa charge par la Convention contre la corruption, notamment celles relatives à la restitution des avoirs confisqués ?
L’un des enjeux clés portera sur l’interprétation de l’article 57 §3(c) de la Convention , en particulier sur l’étendue de la marge d’appréciation laissée à l’État requis en matière de restitution. Si la question n’a pas été tranchée (ni pouvait l’être) au stade des mesures conservatoires, plusieurs juges – notamment Nolte et Yusuf – ont affirmé, dans leurs opinions séparées, que cette discrétion n’est ni absolue, ni insusceptible de contrôle juridictionnel. Ils suggèrent une appréciation encadrée par les principes de raisonnabilité et de proportionnalité, sans que cela emporte, pour l’heure, l’adhésion de la majorité de la Cour.
Au-delà de l’interprétation de l’article 57, se pose également la question du statut du bénéficiaire de la restitution. La Convention reste silencieuse sur les mécanismes concrets d’utilisation des fonds, leur orientation effective vers les victimes ou la population concernée, et l’éventuelle implication d’acteurs tiers (société civile, ONG, organes indépendants) dans leur gestion ou leur contrôle. Ce flou alimente une tension bien connue entre, d’un côté, la volonté de préserver la souveraineté des États d’origine, et de l’autre, la nécessité d’assurer une restitution utile, transparente et équitable.
En pratique, les États ont développé des approches hybrides, à mi-chemin entre restitution directe à des régimes parfois corrompus, et captation des avoirs par les États de destination. Des mécanismes alternatifs, plus équilibrés, ont ainsi émergé. Par exemple, dans l’affaire des avoirs d’Obiang Mangue, les États-Unis ont mis en place un mécanisme original permettant que les fonds confisqués soient utilisés pour financer directement des biens et services au bénéfice du peuple équato-guinéen. De même, le Royaume-Uni a restitué à la Moldavie une somme de 456 068 livres sterling, issue d’un détournement de fonds publics, en l’absence de condamnation pénale préalable. Cette restitution s’est appuyée sur l’article 57 §3(c) et a été encadrée par un protocole d’accord prévoyant l’utilisation des fonds pour des programmes d’assistance sociale, assortis de garanties de transparence et de suivi (Cf., Banque mondiale / STAR Initiative, La restitution des avoirs confisqués et la Convention des Nations Unies contre la corruption, novembre 2023, pp. p. 42-43, 57).
La décision à venir de la Cour sur le fond pourrait constituer une étape déterminante dans l’élaboration d’un droit international de la restitution.